Bruno Bleu Poèmes, photos, peintures et autres de Bruno Bernier
Une piscine? Un piano ? Un saxophone et toi? Mon amour...
Nouvelle de Bruno Bernier
Une douce nuit, ils n'auraient su 
dire ce qu'ils faisaient là, non pas à cause des mots fuyants et lâches qui ne 
voulaient franchir la douce barrière de leurs lèvres, ni par la faute de leurs 
pensées rétives, mais tout simplement parce qu'ils n'avaient aucune idée de la 
raison de leur présence. 
Ils étaient là. Première certitude. Ils se regardaient 
droit dans les yeux, se jaugeant mutuellement. Lui, vêtu d'un grand et bleu 
costume un peu trop large. Il avait dû l'emprunter à un ami. Elle, d'une robe 
blanche. Très serrée la robe, tissu léger. Assis à la même petite table ronde, 
tout au bord de la piscine sous un ciel d'été tiède et doux tandis que le 
champagne dans leurs verres doucement s'évaporait.  
Un saxophone accompagné s'une batterie lointaine les 
englobe dans la même solitude.
Ils ne savaient rien l'un de l'autre. Ils ne s'étaient 
pas encore adressé la parole quand la musique s'arrêta. Il toussote timidement, 
elle lui sourit, serrant les dents.
Il ouvre la bouche, il va parler, que va-t-il lui dire?
Elle ouvre grand ses yeux naïfs, elle attend. Longtemps. 
Il referme la bouche et se lève, puis court à toute allure vers la sortie. Il 
court les poings serrés.
Mais où est donc cette sortie? Elle doit bien exister! 
S'il a pu pénétrer dans ce parc, il doit bien pouvoir en sortir. Un mur semble 
entourer la piscine et leur table. Maintenant il tourne en rond. Fatigué, 
haletant, il revient s'asseoir près de la jeune femme en robe blanche.
A son tour, elle se lève, mais elle ne court pas. Elle a 
toute sa dignité, de plus avec sa robe très serrée et ses chaussures à hauts 
talons, elle ne peut aller très vite, obligée à de petits pas, précis et 
distingués.
Elle fait elle aussi le tour du mur, à petits pas,. Elle 
observe les briques espérant y découvrir une faille, une fissure dissimulant une 
entrée secrète. Vaine peine perdue. Elle revient à pas lents vers son compagnon 
imposé.
- Nous pourrions nous présenter, lui dit-elle, moi c'est, 
moi c'est..., ça alors, je ne sais plus!
Elle se prend le visage dans les mains, et répète sur 
tous les tons: je ne sais plus mon nom, je ne sais plus!
Craintivement, il tend la main vers elle, lui caresse 
doucement les cheveux, lui parle, gentiment, tendrement: Moi non plus, je ne 
m'en souviens plus, mais ça n'est vraiment pas grave, ça n'a aucune importance 
un nom, tout le monde en a au moins un, nous n'avons qu'à nous en inventer un 
nouveau. Elle relève la tête : Mais j'avais un nom avant, un nom à moi, un nom 
donné par mes parents, mes parents. Je ne me rappelle même plus d'eux...
Elle se remet à pleurer de plus belle.
Le jeune homme réfléchit, lui non plus ne se souvient de 
rien. Ses seuls souvenirs, c'est cette femme devant lui, cette piscine, la 
musique toute à l'heure, la course à l'intérieur de la muraille.
Que se passe-t-il? Ils connaissent la même langue, 
connaissent le sens des mots, mais n'ont plus aucun souvenir. Ils sont vierges 
de tous sentiments du temps écoulé. Ils n'ont plus ni peines, ni conscience de 
leurs fautes passées. Evidemment, ce n'est pas une situation très facile, ni 
très simple à accepter. Il comprend tout à fait que la jeune femme en face de 
lui pleure.
Il le lui dit. Il compatit, il la serre très fort contre 
lui. Peu à peu, elle s'apaise, essuie ses larmes avec le bas de sa robe blanche. 
Ils discutent, essaient de se souvenir de quelque chose, d'un indice qui 
pourrait les éclairer sur la raison de leur présence là.
Nous ne mourrons pas de soif au moins lui dit le jeune 
homme, elle sourit, pauvre sourire. Ils décident de se baptiser mutuellement. Le 
jeune homme tourne dans sa tête toutes sortes de prénoms, il se décide pour 
Lucie. Il met la main dans l'eau de la piscine, lui laisse tomber sur le front 
quelques gouttes, lui murmure à l'oreille : Bonjour Lucie.
Elle fait la moue, il n'a pas beaucoup d'imagination ce 
garçon-là, pense-t-elle. Et elle, comment va-t-elle le nommer? Elle se dit 
qu'elle va être un peu plus originale que lui, elle cherche, cherche et enfin se 
décide pour Alban.
Elle, elle préfère tremper le bout de ses doigts dans le 
champagne, lui mouille les sourcils et lui dit, sérieuse comme une papesse : 
Salut Alban.
Alban et Lucie s'inclinent, se serrent la main, sourires.
- Bonjour Alban.
- Bonjour Lucie.
Ils se prennent par le bras, se promènent dans le parc. 
Comment allons-nous manger, vivre? Alban pense qu'ils ne sont pas arrivés là par 
hasard, que quelqu'un a dû les déposer là dans ce grand parc, un hélicoptère 
peut-être? Enfin, on ne les a pas amenés là pour les faire mourir de faim. Ceux 
ou celui qui les ont mis dans cette situation vont bientôt revenir, tout leur 
expliquer, ils riront ensemble.
Ils marchent doucement dans le parc, partout sur le sol, 
de l'herbe, une herbe courte, il fait sombre, pas de lampes.
Heureusement, la lune est presque pleine, ils peuvent 
distinguer, des formes, le mur enfin. D'après Alban, il mesure six mètres de 
haut. Impossible à franchir. Puis même s'ils le franchissaient, que trouveraient 
Lucie et Alban de l'autre côté?
Il n'y a aucun arbre, juste de l'herbe, une piscine, deux 
chaises, une petite table, sur la table, deux coupes et une bouteille de 
champagne dans un seau à glace.
Ils n'ont pas de montres, ils ne savent pas quand le jour 
se lèvera.
Alban dit à Lucie qu'ils feraient mieux de dormir, 
d'attendre la venue du matin. Ils s'étendent sur l'herbe, à quelques mètres l'un 
de l'autre. Alban, les yeux ouverts, regarde le ciel, au moins il ne fait pas 
trop froid, juste un peu frais. Il pense que Lucie dans sa robe qui lui dénude 
les bras, doit trembler. Il enlève sa veste, s'approche d'elle. Lucie semble 
dormir, doucement, pour ne pas la réveiller, il lui pose sa veste sur la 
poitrine. Elle ouvre les yeux, une minuscule seconde et lui dit : Merci Alban.
Il retourne s'allonger.
Toute la nuit, il reste là, les yeux ouverts, calme.
Et peu à peu arrive une éclatante journée.
Alban voit les contours de leur parc se préciser peu à 
peu, l'herbe de grise devient progressivement de plus en plus verte. L'eau de la 
piscine devient bleue. Lucie se lève, plie ses bras, secoue ses cheveux. Elle 
regarde autour d'elle, étonnée, regarde Alban. Elle se souvient, c'est terrible. 
Elle se remet à pleurer, Alban essaie de la consoler. Enfin, ils s'assoient à la 
petite table, Alban fouille dans les poches de sa veste, il en sort un stylo, de 
son agenda, il arrache une feuille, puis sur cette feuille, il écrit : "Au 
secours, nous sommes prisonniers derrière le mur". Il plie la feuille de papier 
en forme d'avion, il essaie de l'envoyer derrière le mur. Au bout de plusieurs 
tentatives, il réussit à faire passer le message. Soudain Lucie lui dit : Cet 
agenda, c'est le tien, non? Il doit y avoir ton nom, une adresse, un passé, 
regarde.
Ils feuillètent ensemble l'agenda, il est vierge, toutes 
les pages en sont blanches, juste dans un coin, tout au bout, le nom de 
l'imprimeur.
Ils n'entendent aucun son, même pas des oiseaux qui 
chantent, aucun bruit de moteur, pas une voix, rien, un silence absolu. Mais 
d'où venait la musique hier?
Alban cherche partout, aucun haut-parleur n'est 
dissimulé.
Ils passent la matinée à écrire des messages et à les 
envoyer de l'autre côté du mur. C'est très difficile d'envoyer ces petits bouts 
de papier de l'autre côté.
Ils sont tellement légers qu'ils retombent tout de suite. 
Parfois, ils y parviennent.
La musique devait venir de l'autre côté du mur se dit 
Alban. Lucie a faim, elle ne veut pas le dire à Alban, que pourrait-il faire? 
Lui donner ses oreilles à manger? Il est tellement gentil qu'il le ferait. Elle 
sourit.
Alban a faim, lui aussi, il va près de la petite table, 
soulève la bouteille de champagne, il en reste la moitié. Il verse deux coupes, 
en tend une à Lucie, lui explique que l'alcool est comparable au sucre. Ils 
boivent, Lucie se sent plus gaie. Alban regarde ce qui reste, ils pourront 
encore en boire une coupe ce soir, puis plus rien...
Alban l'après-midi, il sait que c'est l'après-midi parce 
que le soleil se met à décliner, Alban se déshabille et nage dans l'eau tiède de 
la piscine. Il fait plusieurs longueurs, invite Lucie à le rejoindre, elle aussi 
se met nue et nage. Puis ils se laissent flotter à la fois dans l'eau et dans 
leurs rêveries? Ils frissonnent, le soir tombe, ils sortent de l'eau et courent 
tout autour du mur pour se sécher. Ils se rhabillent, ils ont froid, ils ont 
faim.
C'est l'heure de leur dernière coupe de champagne.
Les avions de papier.
Ils boivent lentement la dernière gorgée de champagne 
tiède. Alban prend la bouteille vide dans la main, prend son élan et projette de 
l'autre côté le cadavre de champagne. Il tend l'oreille, rien pas un son. Puis 
il voit apparaitre en haut du mur des flocons blancs. Ils tombent sur l'herbe, 
ce sont leurs messages. Les avions de papier reviennent. Pourquoi se demande 
Alban: aurait-il offensé ceux qui les maintiennent en captivité? Veulent-ils 
tuer en eux tout espoir, leur montrer qu'ils ne pourront jamais sortir de cette 
enceinte de pierre?
Alban se tourne vers le mur et crie de toutes ses forces: 
- pourquoi? Pourquoi?
Puis il tombe à genoux et sanglote. Cette fois, c'est 
Lucie qui vient et le console, le cajole.
Ils dorment, la distance entre eux s'est réduite.
Ils ne sont plus qu'à un mètre l'un de l'autre. Alban 
s'endort très vite, il rêve. Lucie, elle pleure, silencieuse pour ne pas 
réveiller Alban.
Nouveau matin, nouveau soleil.
Ils plongent les coupes dans la piscine et boivent, c'est 
tout ce qu'ils peuvent faire.
Ils passent la journée à relancer leurs avions, cela les 
occupe. Alban se demande si la même main invisible les leur renverra le soir au 
coucher du soleil.
Lucie ne se demande rien, elle sait, elle sent qu'il n'y 
a aucun espoir, qu'ils resteront quelques jours dans cette prison de verdure et 
puis ils s'en iront tout doucement, le corps gonflé d'eau.
Ils ne nagent pas, ils deviennent faibles, ils parlent. 
Ils imaginent des plats insensés. Ils ne parlent que de nourriture et cette 
nourriture imaginaire semble calmer leur faim réelle. Le temps passe vite quand 
on n'a pas de moyen pour le mesurer.
Alban tient une de ses chaussures dans la main, il la 
tend à Lucie, il prend l'autre et l'approche de sa bouche. Lucie la lui arrache 
des mains et la jette de toutes ses forces de l'autre côté du mur, puis elle 
fait de même avec la deuxième chaussure, enfin elle envoie aussi les siennes de 
l'autre côté du mur.
- Tu ne comprends pas Alban que c'est inutile? Pourquoi 
prolonger de quelques jours ce qui est inévitable?
Alban secoue la tête, lui il pense que tout peut changer 
en quelques jours, même en quelques heures, que tout peut changer même d'un 
instant à l'autre, que le mur peut s'effondrer, la terre s'entrouvrir, qu'un 
paquet peut être lancé vers eux, il peut y avoir du pain, de quoi manger.
Il fixe le haut des murs, il attend. Lucie, elle prend 
des brins d'herbe, en mâche les racines, c'est un peu acide, mais cela lui 
semble bon. Alban fait de même, il pense qu'ils vont devenir verts à force de 
manger de l'herbe.
Ils s’endorment, leurs corps sont côte à côte.
Encore un matin, encore un ciel bleu et pur, encore des 
coupes d'eau. Le niveau de la piscine semble le même, l'eau est toujours aussi 
bleue, des petits avions de papier flottent à la surface.
Alban et Lucie se regardent. Pas de pleurs. Résignation.
Ils mordillent des brins d'herbe toute la journée.
Ils boivent. Le ventre gonflé, ils s'étendent.
- Alban, tu ne veux pas me tuer?
- Non Lucie, suppose que je te tue et que le mur 
s'effondre l'instant d'après, il faut tenir, supporter, si nous devons mourir, 
que ce soit ensemble...
Il ne dit plus rien, se tourne vers Lucie, la serre dans 
ses bras, ils s'endorment ainsi.
Encore un matin, leurs vêtements sont sales, fripés. 
Tristes et usés. Depuis combien de temps? Lucie pense qu'ils ne sont pas là 
depuis un mois, Alban lui dit qu'elle n'en sait rien. Lucie lui explique.
Ils lavent lentement leurs vêtements, pour ne pas 
s'affaiblir, pour faire quelque chose. Ils mangent de l'herbe, maigrissent, 
seuls leurs ventres sont ronds et gonflés.
Ils n'ont plus la force de se laver, de laver leurs 
habits.
La robe blanche de Lucie est noire et verte. Elle semble 
plus sale qu'Alban car lui son costume est bleu.
Bleu foncé.
Autour de l'endroit où ils sont couchés, on voit la terre 
brune et noire.
Ils ont arraché toute l'herbe. Ils se déplacent, refont 
autour d'eux un cercle noir.
L'herbe ne repousse pas dans les cercles. Bientôt la fin 
dit Alban. Bientôt soupire Lucie. Quelques jours.
Il n'y a presque plus d'herbe, ils se sourient en se 
répétant tout bas, il n'y a plus d'herbe.
Allongés au bord de la piscine, ils sont là, ils hésitent 
puis se laissent glisser d'un même regard dans l'eau trouble maintenant. Ils se 
tiennent par les mains, s'embrassent, un dernier baiser, très tendre. Un premier 
baiser.
FIN
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